Tai Chi Chuan: utopie de société

Article Le Monde, 2/10/2004, Mme Rossignol

Altinopolis, une utopie brésilienne
LE MONDE | 01.10.04 | 15h38 • MIS A JOUR LE 01.10.04 | 17h53

Dans l’Etat de Sao Paulo, la petite ville d’Altinopolis apprend, depuis quatre ans, à vivre dans l’harmonie. Au programme du maire, membre du Parti des travailleurs : paix et non-violence. Le bilan est positif.
Finie, la distribution de lait chaud pour ce matin. La cantinière range louche et seau fumant. Bientôt 8 heures, le cours de tai-chi quotidien va commencer : sous le préau du collège Joaquim-da-Cunha d’Altinopolis, le brouhaha des élèves s’estompe tandis qu’ils se mettent en rangs. Le professeur de tai-chi est absent, c’est l’un des élèves qui va le remplacer.
Juché sur une estrade, devant ses quelque 500 camarades, il entame les mouvements séculaires. Et les autres de l’imiter. Dans un silence parfait désormais, les adolescents se concentrent, tâchent de trouver le calme intérieur avant de commencer leur journée. « Avec le petit déjeuner gratuit sur place, ces dix minutes de tai-chi sont une façon de les accueillir le matin. C’est aussi un moyen d’équilibrer le physique et le mental. Les professeurs se plaignaient de leur excitation en début de cours. Cela a beaucoup changé », se félicite Marco Ernani, le maire (PT, Parti des travailleurs) d’Altinopolis, petite ville de 15 000 habitants située au nord-est de l’Etat de Sao Paulo.
Suivant à la lettre – il fut sans doute le seul – les recommandations de l’ONU, qui, en 2000, invitait à introduire l’éducation à la paix dans les programmes scolaires au cours de la décennie 2001-2010, Marco Ernani, 46 ans, pédiatre de son état, a lancé cette initiative originale dans toutes les écoles publiques, maternelles comprises, de sa municipalité. « Pour la plupart des gens, la paix, c’est la fin de la guerre, cela se passe au Kosovo ou en Irak. Très peu s’imaginent que la paix commence d’abord en eux », explique ce petit homme rond. Les habitants d’Altinopolis connaissent tous personnellement celui que beaucoup appellent affectueusement Docteur Nano et qui, il n’y a pas si longtemps, soignait encore leurs enfants. « Au même titre que la géographie ou les maths, on devrait enseigner aux enfants l’amour et la solidarité. »
Et c’est ce qu’il fait. Puisque, au Brésil, la loi permet à un maire de décider des orientations pédagogiques des établissements scolaires publics de sa municipalité, Marco Ernani a créé, en 2003, des cours de religion et d’éducation à la paix. Les semeadores (les « semeurs »), comme on nomme ici ceux qui enseignent cette nouvelle discipline, travaillent avant tout sur des valeurs d’union, d’harmonie, de fraternité, et prennent la Bible pour support. Plus exactement, les passages de la Bible au sujet desquels les différentes confessions présentes à Altinopolis (Eglise catholique, Eglises pentecôtiste, évangélique, presbytérienne… bref les quatorze cultes d’obédience chrétienne pratiquées ici) sont parvenues à s’entendre. Ce qui ne fut pas une mince affaire. « Avant l’union, il y a eu la guerre, se souvient le père Cardoso, représentant de l’Eglise catholique. Mais, après tout, nous utilisons bien la même Bible ! Alors, nous nous concentrons sur ce qui nous rapproche. » Certes, le Brésil pratique une foi déjà, en soi, plurale et syncrétique. Certes, l’absence de juifs,de musulmans ou de bouddhistes à Altinopolis a facilité le projet en lui donnant des contours plus restreints. Mais la concurrence est telle entre les différentes Eglises chrétiennes du pays que la victoire ne perd rien de son éclat. Elle tient à une conviction profonde : « Cet enseignement est né d’un besoin, face à la montée de la violence dans les écoles de notre pays. La seule issue était la spiritualité », poursuit, infatigable, le docteur Nano.
Bien sûr, les élèves sont libres d’assister ou non aux cours des semeadores. Mais, dans un pays aussi religieux, on en compte peu qui quittent l’école lorsque la cloche sonne. La cloche, pas la sonnerie. Car – et c’est une autre décision de Marco Ernani, que certains trouvent par trop interventionniste dans son paternalisme – la cloche a été réhabilitée dans les établissements scolaires publics d’Altinopolis parce qu’elle appelle depuis toujours à la rencontre et au partage. La sonnerie, quant à elle, stridente, agressive, synonyme de stress et de violence, associée à la voiture de police ou à l’ambulance, a été supprimée. « Un grand nombre de petites mesures finissent par transformer un tout », sourit le maire d’un air entendu.
Qu’a donc cette petite ville de si magique ? Au premier coup d’œil, rien. Calme et propre, vivant de son café (l’un des plus aromatiques du pays, et elle s’en prévaut), Altinopolis déploie ses rues tracées au cordeau sur les pentes d’une montagne culminant modestement à 1 000 mètres d’altitude. Le ciel y est d’un bleu incroyablement pur, la terre d’un rouge extraordinairement sanguin – mais comme partout ici, jusqu’à nouvel ordre. Par rapport à ses voisines, la chance d’Altinopolis est peut-être de n’avoir jamais eu de favelas ni de graves problèmes sociaux, même si le niveau de vie y reste très bas et l’alcoolisme le fléau familial numéro un.
A bien y regarder, quelques détails intriguent tout de même. Au-dessus du pare-brise des autobus qui sillonnent la ville en faisant cracher leur moteur, à côté des mots « escolar » (pour le ramassage scolaire) ou « rurais » (pour les travailleurs saisonniers transportés sur leur lieu de travail, plantations de café ou de canne à sucre) est inscrit « Paz en 2004 » (« La paix en 2004 »). La même inscription se retrouve sur les tee-shirts bleu et blanc que portent la plupart des enfants. Et puis il y a ces sculptures à ciel ouvert que l’on trouve sur les quatre places d’Altinopolis. Toutes sont signées Bassano Vaccarini, un artiste italien dont l’œuvre parle exclusivement d’amour et de liens humains, et qui vint vivre ici bien avant que le maire n’y lance son programme. Comme si les lieux étaient prédestinés.
Marco Ernani l’assure passionnément : « Les résultats de cette politique de non-violence sont très positifs chez les enfants. On peut le vérifier par le regard, le sourire, les gestes. Ils témoignent de la récupération d’une confiance perdue. »Le médecin, entré en politique « pour soigner et aider collectivement », aime recourir à la métaphore du jardinier pour illustrer ses idéaux : « La plante, il faut l’aimer avec de l’eau et de la lumière. Les enfants, avec beaucoup de projets et d’attention. C’est ainsi que nous en ferons des êtres meilleurs. Et que nous construirons une paix sociale d’autant plus forte. » Candeur ? Utopie ? Peut-être, mais monsieur le maire n’est pas le seul à faire le constat du mieux-être de ses administrés. Les chiffres de la police sont là pour l’étayer, sans ambiguïté. « La petite délinquance a baissé de 90 % depuis que Marco Ernani a été élu, il y a quatre ans, affirme ainsi le commissaire d’Altinopolis, Cesar Augusto Franca. Les seuls problèmes que nous rencontrons désormais sont des cas de violence conjugale ou d’ébriété sur la voie publique. » Grâce à quoi les policiers d’Altinopolis peuvent se permettre d’essayer de renoncer au revolver, au profit de la matraque. « La non-violence fonctionne dans les deux sens. Si nous ne voulons pas d’adolescents violents, évitons d’utiliser des armes contre eux », professe le lieutenant de gendarmerie Macedo.
Comment expliquer un tel bouleversement ? Très simplement : sur le point le plus haut de la ville, au lieu-dit Santa Cruz, la jeunesse d’Altinopolis a rendez-vous tous les après-midi après les cours (qui, au Brésil, ont lieu de 8 heures à 13 heures). Là, au lieu de traîner devant la télé ou dans la rue, les adolescents, entièrement pris en charge par la municipalité, pratiquent une panoplie d’activités artistiques telles que peinture, samba, capoeira, guitare, broderie… mais pas de sport, jugé trop compétitif. « Quand on sort de Santa Cruz et qu’on a 18 ans, au moins on a un petit travail. On ne gagne peut-être pas une fortune, mais on a quelque chose », témoigne Tatiana, qui rêve de devenir danseuse professionnelle et organise en attendant de petits spectacles dans les fermes des alentours. Comme elle, de nombreux jeunes apprennent à Santa Cruz un art ou un savoir-faire dont ils sont désormais équipés pour la vie.
On est loin de la réalité que connaissent bien des enfants de Sao Paulo, à cinq heures de route d’ici. Sur les deux hectares de Santa Cruz, les jeunes sont chez eux, comme en autogestion : ce sont eux qui prennent soin des jardins et des parterres, des allées de flamboyants et de palmiers qui desservent les baraquements. Les plus grands s’occupent des plus petits, les anciens apprennent aux débutants. Mais les adultes sont rares. Non qu’ils n’aient pas leur place, car ici la confiance est de mise. Simplement, comme il n’y a à Santa Cruz ni contrainte, ni rébellion, ni dispute, leur présence se fait moins nécessaire.
« La qualité de la vie, l’éducation, la santé sont bien meilleures ici que dans les alentours, poursuit le lieutenant Macedo. Cela facilite automatiquement notre travail. » L’hôpital d’Altinopolis avance des chiffres aussi impressionnants que ceux de la police : depuis l’élection du docteur Ernani, le nombre d’enfants morts à la naissance est tombé à 3 pour 1 000 (alors qu’il est de 30 pour 1 000 au Brésil et de 5 pour 1 000 en Europe, d’après l’Institut brésilien de géographie et de statistique ainsi que l’Organisation mondiale de la santé). C’est que les femmes enceintes bénéficient désormais d’un accompagnement personnalisé jusqu’au terme de leur grossesse.
Par la suite, les mères de famille qui le souhaitent reçoivent, deux fois par mois, un panier de produits alimentaires de base – haricots noirs, riz, huile, sucre… – pour peu qu’elles participent régulièrement au programme « Revenu citoyen ». En l’occurrence, des ateliers socio-éducatifs leur apprennent à gérer au mieux pour leur famille l’aide financière gouvernementale de 60 reals par mois (environ 20 euros). « Ce sont des cours qui sont offerts non pour les enfants mais pour le bien-être de la mère. Pendant qu’ils sont à la crèche, nous, on apprend quelque chose. Que l’on pourra ensuite leur transmettre », s’enorgueillit Andréa, 37 ans.
Le programme « Santé dans la famille » a également apporté sa petite révolution. Fondé sur une logique préventive rigoureuse, il s’appuie sur le recours systématique et gratuit, en plus de la médecine occidentale curative, à des médecines orientales ou alternatives telles que acupuncture, reiki, auriculothérapie, massothérapie… auxquelles est formé tout le personnel médical de la ville. Pas étonnant, dans ces conditions, que le nombre d’enfants malades devant passer la nuit à l’hôpital ait fortement diminué. Cette approche globale de la santé commence d’ailleurs à faire des émules, puisque deux villes voisines, Ituveraba et Sao Joaquim da Barra, s’y sont à leur tour converties.
Mais le reste du Brésil ? Le président Lula a bien envoyé des télégrammes de soutien personnel à Marco Ernani, lequel a été reçu deux fois et vivement encouragé par le ministre de l’éducation à Brasilia. Pourtant, le pays, si grand, semble ignorer l’expérience menée par Docteur Nano dans le laboratoire de sa municipalité.
Laboratoire qui pourrait bien s’étendre bientôt à l’Etat de Sao Paulo : Marco Ernani s’est en effet vu proposer un poste qui lui permet, en promouvant la santé en milieu rural, de propager ses idées sociales à plus grande échelle.
Bien qu’il ne se représente pas aux élections municipales du 3 octobre, Docteur Nano n’a pas le sentiment de laisser tomber Altinopolis pour autant. « La politique que j’ai menée ici est comme une semence plantée à l’endroit le plus important : le cœur des enfants. Grâce à cela, elle continuera à s’épanouir longtemps. » La ville envisage d’ailleurs de devenir un lieu de stage, pour apprendre à ceux qui le souhaitent à vivre en paix. Mais l’expérience peut-elle connaître le même succès ailleurs, et notamment en milieu urbain, particulièrement touché par la violence sur le continent sud-américain ? « Ce n’est pas rendre service aux gens que de leur donner la becquée. Cela engendre des générations d’assistés ! », s’agace le docteur Wadis, un autre médecin, gynécologue cette fois, candidat du Parti vert à la mairie, qui dénonce le « côté cubain » de Marco Ernani comme l’aspect « scénario bien huilé » de sa politique.
Placide, Docteur Nano ne semble pas même affecté par la critique. Le monde a grand besoin d’être « réenchanté », aime-t-il à répondre. Et, « puisqu’il existe bien de l’argent pour la guerre, pourquoi ne serait-il pas possible d’en débloquer pour la paix ? L’utopie n’est pas ce qui est irréalisable, mais ce qui reste à réaliser ».
Lorraine Rossignol
• ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 02.10.04

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